La dernière fois qu’un ministre ukrainien des affaires étrangères s’est rendu à Pretoria, Nelson Mandela était encore président. Nous étions en 1998, autant dire une éternité. « Nous devrions nous engager à ne plus jamais attendre si longtemps », a souhaité d’emblée, lundi 6 novembre, Dmytro Kuleba, le ministre ukrainien des affaires étrangères, lors d’une conférence de presse commune avec Naledi Pandor, son homologue sud-africaine.
A titre de comparaison, Sergueï Lavrov, le ministre russe des affaires étrangères, a déjà voyagé trois fois en Afrique du Sud depuis le début du conflit en Ukraine en février 2022.
La visite de M. Kuleba a mis une fois de plus en lumière le fossé qui sépare Kiev et Pretoria, alors que l’Afrique du Sud n’a jamais condamné l’invasion russe de l’Ukraine. Son gouvernement a même été soupçonné d’avoir livré des armes à la Russie. La proximité entre Moscou et Pretoria prend racine dans un passé commun de lutte contre le régime de l’apartheid.
Mais l’histoire omet parfois qu’il s’agissait de l’Union soviétique dans son ensemble, dans laquelle l’Ukraine était comprise, qui a aidé le Congrès national africain (ANC), le parti au pouvoir, à se battre contre le gouvernement raciste de la minorité blanche.
Accorder leurs violons
Avec sa visite, Dmytro Kuleba entend donc réajuster le récit. La République soviétique d’Ukraine a présidé la sous-commission de l’ONU contre l’apartheid a-t-il rappelé. Naledi Pandor a reconnu « le soutien que l’Ukraine, en tant que membre de l’Union soviétique, a fourni au combat pour la liberté ». Après avoir accordé leurs violons, l’Afrique du Sud et l’Ukraine pourraient donc, si M. Kuleba est entendu, ouvrir « un nouveau chapitre », entamé par la rencontre entre les présidents Cyril Ramaphosa et Volodymyr Zelensky à Kiev en juin.
M. Ramaphosa avait alors pris la tête d’une délégation africaine, soutenue par sept pays africains et composée des chefs d’Etat sénégalais, comorien, zambien et sud-africain. Celle-ci s’était rendue à Kiev avant de rencontrer Vladimir Poutine à Saint-Pétersbourg. Les Africains avaient alors proposé un plan en dix points qui n’a été considéré qu’à la marge.
« On n’a jamais considéré le plan africain pour la paix comme un plan », a d’ailleurs corrigé Dmytro Kuleba, tout en considérant que cette visite des chefs d’Etat africains était « cruciale », car permettant à l’Afrique du Sud de rejoindre le groupe de réflexion sur le plan de paix ukrainien et d’envoyer un message « aux autres ».
Les autres, ce sont notamment les pays africains avec lesquels Kiev essaie de renouer. « Noyée dans ses problèmes internes », l’Ukraine a oublié ce continent dans les années 1990 et 2000. « Il a fallu assurer la transition entre l’empire soviétique et la démocratie, passer d’une économie étatique à une économie de marché, reprendre notre place au sein de l’Europe. Je le regrette mais, malheureusement à travers cette période, nous n’avons pas alloué assez de ressources pour maintenir nos relations avec les pays africains », s’est justifié M. Kuleba dans un effort de pédagogie.
Un nouveau réseau d’ambassades
Bien conscient de l’influence grandissante de la Russie sur le continent africain, l’Ukraine veut pour sa part proposer une réponse fondée sur l’aide au développement et redevenir une terre d’accueil pour les étudiants africains. Elle propose aussi de partager son expertise sur la numérisation de l’administration et mettre son industrie pharmaceutique à contribution pour vendre des médicaments et en fabriquer en Afrique.
Enfin, elle n’entend pas seulement exporter ses céréales mais développer de meilleures pratiques agricoles sur le continent. « Plus les Africains connaîtront l’Ukraine, moins ils iront vers la Russie », espère M. Kuleba.
Cette ambition s’appuie sur un nouveau réseau d’ambassades. Au moins cinq sont en projet : en Côte d’Ivoire, au Ghana, au Rwanda, au Botswana et au Mozambique. « C’est un gros investissement pour nous, qui sommes en mode économie d’argent, mais le président Zelensky a fait le choix politique d’allouer les ressources nécessaires pour renforcer notre présence en Afrique », insiste le chef de la diplomatie ukrainienne.
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Les multiples voyages du ministre sur le continent témoignent de cette offensive. L’Afrique du Sud est le douzième pays africain visité en un an. Mais, cette fois, Pretoria ne représentait pas une étape dans une tournée, c’était un voyage à part entière souligne Dmytro Kuleba. L’Ukraine cherche-t-elle à faire parler d’elle au moment où le monde regarde vers la guerre entre Israël et le Hamas ? Cette visite « n’a rien à voir avec ce qui fait la “une” des journaux, c’est une stratégie, ce n’est pas lié à un besoin du moment », s’est défendu le ministre.
L’ambiance est restée fraîche à Pretoria
La guerre au Proche-Orient s’est pourtant rapidement invitée dans la conversation. Soutien indéfectible de la cause palestinienne, l’Afrique du Sud, via sa ministre des relations internationales, a rappelé que cette visite s’inscrivait dans un contexte de « grave aggravation du conflit entre Israël et la Palestine ».
Alors que le 27 octobre, l’Ukraine s’est abstenue lors du vote d’une résolution appelant à une trêve humanitaire et à la protection des civils, Naledi Pandor, dont les diplomates ont lundi étaient rappelés d’Israël pour « consultations », a demandé la condamnation sans réserve du « carnage » en cours et le respect des résolutions de l’ONU.
Titillé par une journaliste sud-africaine sur la raison de ce comportement, le ministre ukrainien des affaires étrangères a renvoyé la balle au bond : « S’abstenir n’équivaut pas à voter contre une résolution. Et l’Afrique du Sud le sait mieux que personne car elle s’est abstenue de voter chacune des résolutions concernant l’invasion massive de la Russie en Ukraine. »
Malgré des efforts de rapprochement, l’ambiance est restée fraîche à Pretoria entre les deux parties. « Nous devons respecter la position de chacun en ayant l’assurance que personne ne va donner un coup de poignard dans le dos », a résumé Dmytro Kuleba, conscient que le poids diplomatique de l’Afrique du Sud lui confère le statut de « porte d’entrée sur le continent ».
L’Ukraine a mis longtemps avant d’en franchir le seuil et son ministre des affaires étrangères a mesuré le chemin qui lui reste à effectuer avant d’être reçu en ami. M. Kuleba voulait ainsi rencontrer le président Cyril Ramaphosa. Un entretien était prévu, « mais on m’a dit ce matin qu’il était parti quelque part ». En janvier, lors de la visite de Sergueï Lavrov, le chef de l’Etat sud-africain était en revanche bien présent.